Le Filín

Le Filín est un genre musical du début des années 1950 (souvent on trouve la date de 1953) qui puise son inspiration dans le Bolero et la Canción enrichis d'apports issus du Jazz.

Le renouveau de la Canción et du Bolero

À La Havane, la concurrence est sérieuse entre les formations traditionnelles qui perpétuent la Canción et le Bolero et les premiers groupes de Son qui se forment au début des années 1920. Nombre de cantantes tels que María Teresa Vera, Bienvenido León ou Juan de la Cruz vont de l'un à l'autre. À Santiago en revanche, les deux genres, sans s'ignorer totalement, opèrent dans des sphères différentes.

Certains toutefois conservent une grande fidélité à la Canción et au Bolero nootamment sous la conduite des santiagueros, les plus anciens des cantantes. De plus jeunes interprètes apparaissent et vont continuer à faire évoluer ce genre dans la capitale. Parmi ceux-ci, Eusebio Delfín introduit une nouvelle façon d'utiliser la guitare d'accompagnement rompant avec le fameux "rasgueado" des cantantes de Santiago et introduisant le semi-arpégé. Il modifie également l'écriture rythmique des Canciones.

L'utilisation de microphones, que le développement de la radio systématise, a des répercussions importantes dans le domaine du chant. Jusqu'alors la puissance vocale était indispensable. Le micro va permettre de laisser à l'arrière plan cette qualité et autoriser la percée de chanteurs dont la voix porte moins mais possède plus de richesses dans les nuances.

Au cours de cette décennie les compositeurs qui utilisent des textes d'auteurs comme Eusebio Delfín et Oscar Hernández doivent, pour respecter les textes, prendre des libertés avec le rythme du cinquillo au point que celui-ci tend à disparaître du Bolero qui s'installe dans un tempo plus lent que celui imposé jusqu'alors par les santiagueros. Julio Brito, Miguel Matamoros, Rosendo Ruíz s'inscrivent aussi, à la fin des années 1920, dans cette tendance qui va se développer au cours des années 1930.

En 1929, Nilo Menéndez Barnet et sa composition historique "Aquellos ojos verdes", sur un texte d'Adolfo Utrera, vont établir les nouvelles règles du Bolero. Le santiaguero Vincente 'Guyún' González Rubiera Cortina introduit également des innovations en ce qui concerne la technique d'accompagnement à la guitare. Il laissera une méthode d'harmonie très populaire à Cuba. Elles vont favoriser l'évolution du Bolero. Certains utilisent le nom de Trova intermedia pour qualifier le genre musical né de ces évolutions.

Les transformations ne touchent pas seulement le Bolero mais l'ensemble de la Canción. René Touzet et Ignacio Jacinto 'Bola de Nieve' Villa y Fernández introduisent au début des années 1930 des changements importants dans les éléments mélodiques en recherchant des sons inhabituels, parfois dissonants.

Les prémices du Filín

Coexistent alors deux tendances, l'une perpétuée par la vieille garde s'appuyant sur la tradition et l'autre s'ouvrant vers l'extérieur et intégrant des éléments musicaux appartenant aux musiques européennes et au Jazz américain.

En effet, tout comme les cantantes du début du siècle se réunissaient les uns chez les autres pour faire connaître leurs créations, la nouvelle génération de musiciens se retrouve pour écouter leurs compositions ou interprétations, mais aussi les disques de chanteurs ou musiciens américains. Depuis les années 1920, les formations de Jazz américaines se présentent dans les grands hôtels de la Havane et peu à peu, le Blues et le Jazz pénètrent le monde musical cubain. Le développement de la radio et du disque accélère ces processus et, à la fin des années 1930, la musique Jazz d'Ella Fitzgerald, de Billie Holiday, de Louis Armstrong, de Benny Goodman, de Cab Calloway ou de Tommy Dorsey ont peu de secrets pour les musiciens cubains. La musique européenne est également bien connue.

Cette génération assiste aux récentes transformations apportées par Nilo Menéndez et 'Guyún' qui trouvent un écho chez les grands maîtres cubains comme Ernesto Lecuona y Casado, Julio Gonzalo Elías Roig Lobo ou Eliseo Grenet Sánchez qui, tout en composant des œuvres lyriques, restent liés à la musique populaire et lui fournissent fréquemment des compositions.

La naissance du Filín

Dans l'île et surtout dans la capitale, l'intérêt pour la musique américaine et internationale, plus particulièrement le Jazz, ne fait que croître et les jeunes musiciens amateurs et amateurs de musique continuent de se rencontrer les uns chez les autres pour écouter des disques et commenter les qualités des interprètes. Ils se reconnaissent autour d'une ligne musicale qu'ils appellent Filín.

Leur intérêt bien réel pour la musique nord-américaine dont le Jazz et diverses facettes de la culture du géant voisin n'ont pas annihilé l'amour traditionnel que porte un trovador à son île natale. Ne serait-ce que pour ces deux raisons, ils se rattachent bien à la Trova et sont les descendants spirituels de José 'Pepé' Sánchez, Antonio Gumersindo 'Sindo' Garay y García, Manuel Corona Raimundo ou Alberto Villalón Morelas. Ils perpétuent, guitare en mains, la tradition initiée au siècle précédent.

José Antonio Méndez
José Antonio Méndez

Si quelques-uns des nouveaux trovadores ont réalisé des études musicales et se sont fait remarquer au piano, la plupart n'ont pas plus de connaissances théoriques que les cantantes des générations précédentes. José Antonio 'El King' Méndez, César Portillo de la Luz, Jorge Zamora sont des guitaristes autodidactes.

César Portillo de la Luz, José Antonio Méndez, Ángel Díaz (élève de 'Guyún'), Ñico Rojas, Jorge Mazón, le compositeur Luis Yáñez... animent ce groupe informel, que certains appellent à ce moment-là Los muchachos del Feeling, dont font aussi partie Niño Rivera, Rosendo Ruíz Quevedo, l'ouvrière métallurgiste et compositeur Tania Castellanos... Ils se réunissent entre autres chez Tirso Díaz ou chez les sœurs Martiatu pour descargar (improviser). Le groupe, à partir du milieu des années 1940, va bouleverser la chanson cubaine en introduisant des procédés inspirés de la musique américaine et européenne, utilisant des accords dissonants issus du Jazz tout en conservant l'esprit de la Canción cubana et donner ainsi naissance au mouvement du Filín, de l'anglais "feeling" (sentiment).

César Portillo de la Luz
César Portillo de la Luz

Les Muchachos del feeling se font connaître grâce à la station de radio Mil Diez, liée au Parti Socialiste Populaire. Elle va, pendant les années 1940 et durant la décade suivante, recevoir sur ses plateaux le meilleur de la chanson populaire cubaine. Tous les après-midi, entre 14h30 et 15h, l'émission Feeling Club occupe l'antenne. César Portillo de la Luz anime sa propre émission.

Parmi cette génération, figurent plusieurs jeunes pianistes de très grande qualité. Isolina Carrillo et sa célèbre composition "Dos gardenias" de 1948, Juan Bruno Tarraza, Felo Bergaza ou encore Orlando de la Rosa vont créer une nouvelle façon d'interpréter la Canción en s'accompagnant du piano et en laissant de côté la traditionnelle guitare du trovador. La Canción pianística ou chanson pianistique occupe aussi une partie des années 1940 et s'inscrit dans le mouvement de renouveau de la chanson qui va nourrir le mouvement du Filín.

En 1946, José Antonio Méndez crée la formation Loquibambia Swing avec Frank Emilio et un peu plus tard Omara Portuondo. Dès 1947, le Trio Taicuba commence à interpréter les compositions d'Ernesto Lecuona, César Portillo de la Luz puis celles des maîtres du Filín. Sous l'impulsion de pianistes talentueux vont se constituer des groupes vocaux qui se démarquant des traditionnels duos et trios de la Vieja Trova. L'organisation des voix commence ses transformations. Parmi les plus importants de ces trios ou cuartetos harmoniques figurent ceux des Hermanas Márquez, les cuartetos de Bobby Collazo, celui de Facundo Rivero et surtout le Cuarteto Orlando de la Rosa, composé des 4 voix féminines d'Elena Burke, Moraima Secada et Haydée et Omara Portuondo, commencent à intégrer le Filín dans leur répertoire.

Tout au long des années 1950, cette génération de musiciens rencontre bien des difficultés pour s'imposer et d'une manière générale est boudée par les autres stations de radio. Quelques cabarets les acceuillent : La Gruta, Le Sheherazada... José Antonio Méndez, Juan Bruno Tarraza, Rafael 'Felo' Bergaza, César Portillo de la Luz... sont d'abord appréciés au Mexique dès le début des années 1950 avant que leurs compositions et leurs qualités d'interprètes ne s'imposent dans l'île à travers la voix de chanteurs continentaux. Si les pianistes finalement arrivent à percer sur les ondes, les véritables acteurs du Filín doivent attendre et se battre davantage. Ce n'est que dans un second temps que les voix cubaines enregistrent les compositions du mouvement. Franck Emilio, Franck Domínguez, Miguel de Gonzalo, Elena Burke, Moraima Secada, Omara Portuondo (surnomée la novia del Filín) ou encore l'équipe formée par Giraldo Piloto et Alberto Vera commencent leur ascension au cours des années 1950.

Les groupes vocaux poursuivent leurs transformations. Le cuarteto Las d'Aida (Elena Burke, Omara y Haydée Portuondo y Moraima Secada) constitue le groupe le plus avancé dans ce domaine des groupes vocaux harmoniques qui voit naître également Los Armónicos, Los Cavaliers, Los Bucaneros...

La Révolution marque le moment de la juste reconnaissance de l'importance et de la qualité du mouvement. Cristóbal Díaz Ayala indique que tous les centres nocturnes d'importance de la Havane comptent une voix du Filín : Elena Burke au Salón Caribe du Havana Hilton, Berta Dupuy dans la Copa Room de l'hôtel Riviera, Olga Guillot et Neris Amelia 'Juana Bacallao' Martínez Salazar à l'hôtel Capri, René José de Jesús 'René Cabell' Cabezas Rodríguez au Salón Parisién de l'hôtel Nacional, Nelly Castell au Tropicana, Guadalupe Victoria 'La Lupe' Yolí Raymond au Red ou Blanca Rosa Gil au club Alí-Bar. Le cabaret El Gato Tuerto, pratiquement conçu pour accueillir le Filín, ouvre en 1960. Il acceuille notamment Moraima 'La Mora' Secada Ramos et José Manuel 'Meme' Solís. Le Club reste un des haut-lieux de la musique et de la culture cubaine jusqu'à sa fermeture au milieu des années 1980. L'essentiel des enregistrements du Filín se fait dans les années 1960 et permet ainsi que soient préservées des œuvres antérieures.

De nouveaux jeunes s'inscrivent dans ce mouvement. Pablo Milanes, avant de se gagner un public, conquiert les vétérans du Filín. Ceux-ci se donnent rendez-vous au Lobby Bar du Saint John's pour l'écouter interpréter Mis veintidos años (1965) et quelques autres de ses textes.

Cette même composition va marquer le début d'une nouvelle période de la chanson cubaine. Si elle continue de s'appuyer sur des acquis du Filín, elle rompt avec celui-ci dans sa recherche d'une plus grande cubanité et d'un retour à des rythmes autochtones comme le Son ou la Guajira, ainsi que dans l'écriture des textes, moins romantiques. Elena Burke, Omara Portuondo... interprètent les Canciones du nouveau venu.

Au cours des années 1960, musique et révolution font bon ménage. Le Filín évolue tant dans ses textes que dans les procédés techniques utilisés par les compositeurs tels que Marta Valdés ou même les pionniers du mouvement, José Antonio Méndez, César Portillo de la Luz, Franck Domínguez... Certains textes vont quitter le terrain des sentiments amoureux pour adopter un contenu plus social et donner naissance à la Canción protesta ou chanson engagée, antécédent direct du mouvement de la Nueva Trova.

Style musical

Le Filín est un genre musical joué par des petits ensembles pour donner une musique chantée au caractère intime, romantique et sentimental. Bien que ce courant musical soit à l'évidence marqué par le style de Jazz dit "crooner" (par exemple de Nathaniel 'Nat King Cole' Adams Coles) et la chanson intimiste nord-américaine, ces influences sont retranscrites en un style bien cubain. Le tempo du Filín est lent.

Les ensembles de Filín sont à géométrie très variable. Ils s'adaptent aux circonstances (plateau de radio, studio d'enregistrement...) et vont de la simple guitare qui accompagne le chant à des orchestres composés d'un piano, d'une contrabasse, d'une batterie, de percussions cubaines et parfois même d'une guitare électrique, de saxophones ou de trompettes.

La structure du Filín est simple et se compose en général de 2 parties. La plupart du temps, la fermeture de la première partie rappelle l'ouverture de la première. La ligne rythmique, en 2/4, est également très simple et épurée.

Voici quelques chansons qui appartiennent au mouvement musical du Filín :

  • "La gloria eres tu" (1947) de José Antonio Mendez - Filín
  • "Contigo en la distancia" (1946) de César Portillo de la Luz - Filín
  • "La rosa mustia" (1948) d'Ángel Díaz - Filín
  • "Tu, mi delirio" (1956) de César Portillo de la Luz - Filín
  • "Me recordarás" de Frank Domínguez - Filín
  • "Novia mía" (1946) de José Antonio Mendez - Filín

Eusebio Delfín :

Oscar Hernández :

Vincente 'Guyún' González-Rubiera :

Ignacio 'Bola de Nieve' Villa :

La Canción pianística :

César Portillo de la Luz :

José Antonio Méndez :

Ángel Díaz :

Omara Portuondo :

Las d'Aida :

Pablo Milanés :

Marta Valdés :

Le Filín :

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