Héritage africain et rythmes afro-cubains

Introduction massive d'Africains à Cuba

Les premiers esclaves africains sur l'île

Dès leur arrivée à Cuba, les colons espagnols s'emparent des richesses que propose l'île. Les travaux de recherche et d'exploitation de minerais précieux comme l'or ou le cuivre commencent dès les premières années de la conquête. Les peuples amérindiens locaux sont alors déportés vers les "laveries d'or" en aval des rivières. Pour rendre le travail plus efficace, des premiers esclaves africains sont transportés vers Cuba à partir de 1513. Le recours à cette main d'œuvre va s'avérer nécessaire pour compenser la diminution de la population amérindienne épuisée par le travail et touchée par des maladies.

Les réserves d'or vont vite diminuer. L'administration locale est obligée de se tourner vers de nouvelles activités comme le tabac, la canne à sucre ou l'indigo. Le sol, fertile, va parfaitement se prêter à ces productions. La canne à sucre, introduite en 1523, va rapidement requérir une main d'œuvre importante. La traite des Noirs va alors s'intensifier. Les premières cargaisons importantes d'esclaves (par centaines) arrivent à Cuba dans les années 1520 (certains parlent de 1523 ou 1526). En 1534, il y aurait déjà environ 1000 Africains sur le territoire.

À partir de la fin du 16ème siècle, les premières plantations de sucre de grande taille sont construites dans les environs de la Havane. La toute première, La prensa, fut fondée en 1576 à El Cerro. On estime à 20.000 le nombre d'esclaves travaillant sur le sol cubain en 1606. Entre 1540 et 1670, l'île reçoit 300 Africains par an selon l'historien Juan Pérez de la Riva y Pons. Les hommes sont envoyés dans les cultures destinées à l'exportation. Les femmes seront soit domestiques soit louées comme prostituées par les bourgeoisies urbaines.

Le comptable du gouvernement espagnol à Cuba, José Antonio Gelabert, introduit entre 1748 et 1768 la culture du café qu'il a découvert dans l'île voisine d'Hispaniola (maintenant Haïti) et une première plantation de café est bâtie non loin de la Havane. On compte 30.000 esclaves à Cuba en 1760 ou 32.000 en 1763.

L'intensification du commerce triangulaire

En 1762, les Anglais qui ont pris la Havane, font venir en 11 mois de possession de la capitale 10.000 Africains supplémentaires pour développer l'industrie sucrière. L'occupation anglaise met fin au monopole commercial espagnol et place Cuba en contact avec la Grande-Bretagne et ses possessions. L'activité commerciale de l'île est multipliée (plus de 1000 navires marchands entrent et sortent du port) et la Havane ouvre son commerce à l'international notamment avec les Treize colonies américaines. Ainsi, en 1774, l'île compte 96.430 habitants blancs et 75.180 de couleur dont 44.633 esclaves.

En 1778, le commerce est "libéré" par le roi Carlos III pour répondre à la demande croissante de l'Europe en général, et de l'Espagne en particulier. Ceci annonce le début d'une grande mutation économique pour le pays. L'importation de main d'œuvre esclave est favorisée. Cette décision va démultiplier le commerce triangulaire.

Le 17 août 1791, une révolte éclate à Saint-Domingue, partie occidentale d'Hispaniola qui porte aujourd'hui le nom d'Haïti. Les esclaves se retournent contre les colons français, planteurs de café, qui sont obligés de fuir avec quelques esclaves, le plus souvent des domestiques, et de se réfugier en Louisiane ou, pour la plupart, sur les côtes aux alentours de Santiago. On estime cette vague d'immigration à 30.000 personnes, avec un point culminant en 1803/1804. Ils vont rapidement fonder des plantations de café dans l'Oriente cubain car leur arrivée permet d'atteindre une masse critique rendant possible le développement d'infrastructures favorables à cette culture (exploitations, routes, systèmes d'irrigation...). On estime qu'en 1807, il existe 192 exploitations caféières dont 176 sont tenues par des Français.

De plus, Saint-Domingue affaiblie, Cuba devient la plus grande île sucrière. Elle se substitue à sa voisine comme première exportatrice de sucre vers l'Europe et le reste du monde. Les ingenios (plantations) se multiplient notamment dans les vallées de Güines et Colón.

Le 10 février 1817, un décret royal accorde la liberté de commerce avec les pays étrangers, le port de la Havane s'ouvre à ces nouvelles voies commerciales. Le 23 septembre 1817, un décret pour l'abolition de l'esclavage est conjointement adopté par la Grande-Bretagne et l'Espagne (Fernando VII) avec application dans toutes les colonies espagnoles à compter du 30 mai 1820. Pour Cuba dont 50% de la population est esclave, ceci n'est pas envisageable et l'esclavagisme se poursuit tout de même. En 1825, l'île dénombre 46% de Blancs, 18% de non-Européens libres (métis) et 36% d'esclaves. Entre 1774 et 1840, 430.000 Africains sont déplacés vers Cuba. En 1840, la population noire (esclaves ou affranchis) représente 60% de la population totale de l'île. Quand en 1760 on pouvait compter 478 installations dédiées à la production de sucre, on estime qu'il y en a 1000 en 1820 et 1442 en 1846. D'une production de 12 milliers de tonnes métriques de sucre produites en 1785, le rendement bondit à 165 milliers en 1840.

Vers l'abolition de l'esclavage à Cuba

Dans les années 1840, les profits générés par le café diminuent (notamment à cause de la concurrence du Brésil), l'île se tourne massivement vers le sucre qui affiche une production supérieure à celle du café en 1846. L'écart de rentabilité entre les 2 cultures est accrue par le fait qu'en 1837, un réseau ferré reliant les régions sucrières et les côtes de l'île est mis en place (Havane - Bejucal étendu l'année suivante à Güines). La production de sucre cubain est multipliée par 4 entre 1841 et 1867. Mais dans les années 1860, le cours du sucre s'effondre. L'économie cubaine ne peut pas résister à cette crise. La contestation contre le gouvernement s'intensifie dans le pays et mène à la guerre de Dix Ans en 1868 qui se résout par le pacte de Zanjón en 1878. L'Espagne s'engage à libérer tous les esclaves ayant lutté durant cette guerre. La Guerra Chiquita menée entre 1879 et 1880 permet d'obtenir une loi qui promulgue l'abolition de l'esclavage en 1880 (elle ne sera réellement appliquée par ordre royal qu'en octobre 1886) et l'égalité des droits entre les Blancs et les Noirs en 1893. On estime que l'économie du sucre et du café aura entraîné la venue d'environ 1,3 millions d'Africains à Cuba durant toute la période coloniale.

Suite à l'abolition de l'esclavage en 1886, les Noirs qui travaillaient dans les plantations de sucre se déplacent en général vers les centres urbains à la recherche d'un travail. Souvent pauvres, il se retrouvent dans les cuarterías (grands immeubles collectifs, où s'entassent les familles pauvres).

La condition des esclaves africains

À leur arrivée à Cuba, les esclaves n'appartiennent à aucune classe sociale, ce sont des "bêtes de somme", marqués d'un numéro, sans nom, sans famille et sans attache. Cette classe considérée comme inférieure (en dessous même des Amérindiens car nombre de colonisateurs de la première heure se sont unis avec des Amérindiennes), la plus maltraitée, est victime de dispositions vexatoires. Par exemple, les Noires ne peuvent se parer de tissus coûteux ou s'habiller à la manière des colons. Plus l'économie liée à la traite va se solidifier et générer des bénéfices et plus la condition des esclaves va devenir cruelle.

L'administration espagnole regroupe les Africains nouvellement arrivés par nación. Cette nomenclature est sommaire et arbitraire, relevant avant tout d'un ordre purement comptable ou statistique. Peu soucieux de la fiabilité des renseignements sur l'origine précise des esclaves, les Espagnols assignent ces appellations en prenant le plus souvent en compte le port d'embarquement en Afrique, la zone géographique de capture ou la langue. Entre autres, on peut citer, par ordre d'importance :

  • Congos, esclaves bantous de l'ancien royaume du Kongo correspondant aujourd'hui à la République du Congo (Congo-Brazzaville), la République démocratique du Congo (Congo-Kinshasa) et le nord de l'Angola ;
  • Lucumís, pour identifier les locuteurs yorubas originaires du Dahomey ;
  • Carabalís, de la Cross River qui longe le golfe du Biafra entre le sud-est du Nigeria et le sud-ouest du Cameroun ;
  • Ararás, de la "côte d'or" ou "côte aux esclaves" (zone de l'actuel Bénin) ;
  • Madingas, de la Guinée et des pays qui l'entourent ;
  • Gangás, de la Liberia et de la Guinée française ;
  • Minas, issus du port d'Elmina ;
  • Macuás, de l'est de l'Afrique (Mozambique, Malawi, Tanzanie, Afrique du Sud et Zimbabwe).
Origines géographiques des esclaves
Origines géographiques des esclaves

On estime que Cuba reçut environ 400.000 Congos, 275.000 Lucumís, plus de 200.000 Carabalís et plus de 200.000 Ararás. Leur répartition sur le territoire cubain n'est pas uniforme. Les zones occidentales et centrales reçoivent en grande proportion des Congos suivis par des Lucumís, des Gangás, des Carabalís et des Macuás. Cienfuegos est une exception où la présence des esclaves d'origine guinéenne est très forte. En revanche, dans l'Oriente, les Carabalís sont très représentés, suivis par les Congos.

Les Africains récemment arrivés, qui ne parlent que leur langue, sont appelés les bosales. Ceux qui commencent à parler espagnol, les ladinos. Leurs fils sont les criollos et leurs descendants, les reyoyos. Les hommes sont la plupart du temps envoyés dans les fabriques de sucre et de café situées dans les zones rurales. Dans ces centres urbains, ils sont destinés à tout type de tâches subalternes : manutention (docker), services à la population, gens de maison (cuisinier, cocher, musiciens...) ou artisanat (tailleurs, peintres, charpentiers...). Quant aux femmes, elles deviennent domestiques dans ces mêmes propriétés rurales ou finissent plus souvent dans les villes auprès de la bourgeoisie.

Les barracones

Dans l'histoire cubaine, une grande partie des esclaves ont été envoyés dans les ingenios (plantations et raffineries de sucre) situées dans les zones rurales. Les colons ont rapidement remarqué que la cohabitation entre les divers groupes africains est souvent difficile. Ainsi, tout propriétaire d'un ingenio ayant besoin de main d'œuvre va privilégier une nación. Un esclave d'une plantation n'aura pas de contact avec l'extérieur, même avec ceux de sa propre nación dans une plantation voisine. Cette division et isolement des individus permet notamment d'affaiblir la possible contestation ou révolte des Noirs et diminue le nombre de suicides d'esclaves.

Les ingenios comprennent un ensemble de bâtiments dont les campos ou campos de caña (champs, ouverts mais non libres marqués par les frontières de la plantation), le moulin à sucre, la raffinerie et la distillerie de sucre, les bâtiments de stockage, les étables et abris pour les animaux et tout un ensemble d'habitations : celle luxueuse du propriétaire, celle de l'administrateur, parfois celle des techniciens et le ou les barracones (lieu de vie des esclaves). Certains appellent batey l'ensemble des bâtiments de l'ingenio et d'autres disent que ce mot désigne les habitations uniquement.

Ingenio
Ingenio

Lorsqu'il sont achetés par le propriétaire d'un ingenio, les esclaves sont logés dans le barracón (baraquement), lieu de vie et de repos. Ils y sont enfermés la nuit, par peur qu'ils ne volent la propriété, et surveillés par un capataz (contremaître) qui dort à l'intérieur. Ce bâtiment est souvent divisé en plusieurs pièces, une pour les hommes (qui constituent la majorité des esclaves), une pour les femmes et, à partir du milieu du 19èmesiècle, une pour les chinois considérés comme des semi-esclaves. Le lieu, surpeuplé, n'offre pas d'intimité. Parfois, il existe quelques bohíos (petites maisonnettes) réservés aux esclaves mariés. Tenu propre à l'extérieur, l'intérieur du barracón est sale, mal aéré et propice aux maladies. Le sol est en terre battue. Les jeunes enfants sont élevés dans l'enfermería, à l'écart de leurs parents, et ne rejoindront le barracón qu'à l'âge de 17 ans.

La vie quotidienne de l'esclave est rythmée par le travail. Des témoignages permettent d'imaginer ces conditions : la cloche de l'habitation sonne à 4h30 du matin pour l'Ave Maria, une file est formée à 6h à côté du barracón pour se rendre au campos, travail jusqu'à 11h pour le repas, reprise du travail jusqu'à 20h30 pour aller se coucher. Quand le Noir est soupçonné de paresse ou d'indolence, son dos subit des coups de fouet pour lui rappeler sa condition d'esclave. Ils sont souvent mal nourris et certains estiment que le taux de mortalité atteint 10% par an bien que beaucoup considèrent que ce chiffre est exagéré.

La vie dans la plantation est fortement liée au bon vouloir du propriétaire. Parfois, après leurs journées harassantes de travail, les esclaves peuvent jouer de la musique, chanter et danser dans le barracón s'il leur reste des forces, profitant du fait que les propriétaires ne s'approchent pas de ce lieu. Pour d'autres, le dimanche est travaillé jusqu'à 10h du matin et à partir de 4h de l'après-midi. Entre 10h et 16h, ils peuvent cultiver leurs propres légumes et parfois élever du menu bétail dans leurs conucos ("jardins à esclave") ou se rencontrer pour "battre les tambours" selon les traditions de la nación la plus représentée (pour les Congos, on leur donne le nom de conguerías) en invitant parfois les esclaves des plantations voisines. Ils doivent cependant faire face à des interdictions régulières pour punir une rébellion ou la fuite d'un esclave. Les jours fériés sont une autre occasion de se réunir et de pratiquer leurs coutumes et religions. Leurs divinités sont souvent un refuge spirituel qui les aident à affronter le quotidien.

À mesure que l'institution esclavagiste montre ses premiers signes de crise, plus particulièrement à partir de 1820 (date à laquelle la traite fut déclarée illégale même si elle se poursuit tout de même sur l'île), la politique du "bon traitement" trouve plus de partisans parmi les propriétaires d'esclaves. Le capitaine général Joaquín Ezpeleta Enrile édite en 1839 une circulaire indiquant que pour la santé des esclaves des propriétés rurales, il faut leur permettre, voir les encourager, à pratiquer leurs tambores (festivités incluant l'utilisation de tambours) ou bailes de tambores (danses au son des tambours) selon l'usage de leurs pays, les dimanches et jours de fête, et sous la surveillance des contremaîtres. Ils ne peuvent pour autant pas admettre de Noirs d'autres propriétés. Il donne ainsi un cadre législatif à une pratique qui a sûrement lieu depuis les débuts de la période coloniale. Les propriétaires ont en effet déjà remarqué que cela améliore l'efficacité du travail de leurs esclaves.

Le 14 novembre 1842, le règlement "bando de buen govierno" est promulgué malgré la résistance relative de certains propriétaires. Ce texte législatif régule notamment les heures de travail durant la récolte (zafra) et le tiempo muerto (temps de travail normal, hors récolte et faena), le temps de repos, l'alimentation, l'assistance médicale, les châtiments... Cependant, ce règlement qui était censé soulager un tant soit peu les conditions de vie des esclaves ne fut jamais suivi par les grands propriétaires et fut supprimé 2 ans après sa promulgation par Leopoldo O'Donnell. Il faudra attendre la fin de la guerre de Dix Ans et l'abolition de l'esclavage pour voir cette condition d'esclave disparaître.

Le barracón est donc un vecteur de survie des traditions africaines (musiques, chants, danses et religions). Du fait qu'il n'y ait pas de contact entre les esclaves d'une plantation et de la plantation voisine, de petites différences peuvent apparaître dans les pratiques. D'autre part, en fonction de la répartition des naciones dans un ingenio, le degré de conservation ou de dépérissement de ces pratiques (expressions musicales, danses, ensembles d'instruments) est variable.

Révoltes, cimarrones et palenques

Qu'ils soient Amérindiens ou Africains, ils n'ont cessé durant toute la période coloniale de lutter contre leur condition d'esclave comme en témoignent les nombreux soulèvements : rébellion d'Hatuey et victoire de Yara (1512), soulèvement dans les mines de Jobabo (1533), révolte de Guamá et de sa femme Habaguanex (1550), lutte de José Antonio Aponte (1812), mouvement Soles y Rayos de Bolívar (1821), Escalera (1843-1844), guerre de Dix Ans (1868-1878) ou Guerra Chiquita (1879-1880) pour ne citer que ceux-là.

La lutte commence par la résistance passive. Dans les ingenios, les esclaves peuvent volontairement casser des équipements ou des outils, sciemment ralentir la production ou ne pas remplir une tâche dans le temps imparti, afficher de la mauvaise volonté au travail et parfois même se suicider (d'autant plus que la croyance en la réincarnation est forte). Les peuples Igbos, originaires du sud-est du Nigéria, sont connus pour fréquemment recourir à cette forme désespérée de résistance en se pendant ou en avalant de la terre. Les propriétaires des ingenios ont recours aux punitions physiques mais aussi morales pour combattre ces actes de révolte. En général, le châtiment est administré en public pour marquer les esprits de ceux qui auraient eu l'intention de faire de même. Pour éviter le suicide, le père Jean-Baptiste Labat raconte que les mains et la tête du défunt sont coupées et placées dans une cage en fer suspendue à un arbre dans la cour. Ceci empêcherait que l'esprit de ces Noirs ne repartent dans leur pays d'origine en Afrique.

La seconde forme de résistance est active. Une forme tolérée est la fugue passagère ou "petit marronnage" (pour éviter une tâche particulièrement pénible par exemple). L'autre forme, sévèrement réprimée, est la fuite définitive de l'ingenio d'un esclave dit alors cimarrón (marron). Ce terme, venant des premiers habitants amérindiens arawaks d'Haïti, s'appliquait à l'origine au bétail qui, s'échappant d'une hacienda, retournait à l'état sauvage. Ces fugitifs peuvent alors se réfugier dans les centres urbains en vivant clandestinement de petits boulots, essayer de s'enfuir du pays (en se tournant vers la piraterie par exemple) ou vivre cachés dans les campagnes. Dans ce dernier cas, les ethnologues notent 2 types de comportements. Dans le premier, plutôt fréquent dans l'ouest de Cuba (notamment autour de Matanzas), l'esclave vagabonde, ne dormant que peu de temps dans des rancherías, campements improvisés (marécages, grottes, forêts, montagnes...), et vivant de chasse, de pêche et de petits vols. Dans l'autre cas, que l'on trouve en général dans l'Oriente (mais présent dans la partie occidentale et en particulier dans la Ciénega de Zapata), les esclaves vivent de manière plus stable dans des refuges isolés appelés palenques ou apalencamientos.

Le mot "palenque" signifie "palissade de défense d'un poste de garde" ou "barrière qui permet d'entourer les terres sur lesquelles vont avoir lieu des festivités". Il désigne ici une sorte de petit village primaire pouvant regrouper jusqu'à quelques centaines de personnes, difficile d'accès et bien caché dans les montagnes, pour que les esclaves cimarrones ne soient pas retrouvés par leurs maîtres. Une agriculture et parfois un élevage de subsistance permettent d'alimenter les fugitifs. Au sein de cette organisation, tous sont considérés égaux (travail, nourriture...) et sont dirigés par un chef parfois appelé colonel ou capitaine. Ces refuges collectifs voient le jour à partir du début du 17ème siècle (certaines sources disent même début du 16 ème siècle). Durant les premières décades du 19ème siècle, il en existait plus d'une trentaine. Parmi les palenques recensés, on peut citer El frijol ou Palenque de Moa (au nord de Baracoa, près de la source du fleuve Moa), Maluala, Quivian, Todos tenemos, Guarda mujeres ou El hato.

Soucieux d'endiguer la désertion des esclaves, les propriétaires ont engagé des chasseurs d'esclaves, les rancheadores, afin de pourchasser et de capturer les esclaves cimarrón. Le mot "rancheador" désigne le pisteur lancé à la poursuite des voleurs de bétail. Avant d'utiliser ce nom, ils étaient également appelés arranchadores car ils rasaient (du verbe "arrasar") les campements ou palenques qu'ils trouvaient. Accompagnés de leurs perros de presa ou perros de busca (chiens dressés pour débusquer les Noirs) et munis d'armes, ils ne cessent de traquer les fugitifs.

Au début de l'époque coloniale, les rancheadores sont engagés par les encomenderos (propriétaires d'esclaves durant le régime d'encomiendas) ou hacendados (grands propriétaires sucriers ou caféier). En 1542, ces groupes paramilitaires sont officialisés par une ordonnance municipale même si aucun règlement ne leur est imposé. Cependant, les rancheadores, payés à la capture, profitent de ce statut et font preuve de véritable barbarie : maltraitance, torture (on fouette les femmes enceintes), exécution sous prétexte que leur capture était impossible... C'est n'est qu'à la fin du 18ème siècle que le Real Consulado de Agricultura, Industria y Comercio y Junta de Fomento de la Havane propose d'établir en 1796 un règlement, le Reglamento de Cimarrones, qui pose un cadre pour les rancheadores (définition d'un cimarrón, conditions de traque, définition de l'emploi, salaire correspondant). Un esclave marron est alors défini comme : un esclave sans papier de son maître, du majordome ou du contremaître, ou muni d'un document dont la date est dépassée d'un mois, qui se trouve à plus de 3 lieues de son lieu de vie ou à plus d'une lieue et demie de son lieu de travail. Les rancheadores sont tenus d'informer le Real Consulado de Agricultura, Industria y Comercio y Junta de Fomento, qui les paye, des battues organisées. Un règlement du même type est adopté à Santiago le 7 février 1814.

Même si les rancheadores sont nombreux, mieux équipés et souvent très bien renseignés grâce à leurs réseaux, ils se heurtent à des cimarrones qui connaissent parfaitement leur environnement hostile, maîtrisent des stratégies de survie élaborées (méthodes de guérilla, modes de déplacements, réseaux de caches, prise en charge des nouveaux fugitifs par des vétérans, complicité avec les esclaves dans les plantations...), ont mis et en place des systèmes de défense efficaces (fortifications simples, fosses masquées et tapissées de pieux) et sont animés d'une grande solidarité. Les grandes victoires des rancheadores (comme la destruction du plus grand palenque nommé El frijol avec ses 300 occupants) et les nombreuses campagnes de répressions (notamment dans les années 1830 et 1840) ne suffisent pas à éradiquer la présence de cimarrones. Ils déclineront tout de même au début de la seconde moitié du 19ème siècle. Dans l'histoire de Cuba, 121 palenques ont été jusqu'à maintenant recensés.

Comme pour les barracones, les palenques permettent aux Africains de continuer à pratiquer leurs musiques, chants, danses et religions. Par contre, la pratique est plus libre et donc plus fidèle aux pratiques africaines. De plus, les palenques vont être un lieu de contact entre Amérindiens et Africains, ce qui va permettre l'assimilation locale d'une culture, de pratiques ou d'aspects religieux des uns par les autres.

Les cabildos

L'origine des cabildos, les gremios et les cofradías

Afin de remplacer les liens de protection caractéristiques de l'époque féodale, les gremios (guildes ou corporation) ont vu le jour en Europe à partir du 11ème siècle (des traces auraient même été trouvées au 10ème siècle). Ces associations ou coopérations de personnes pratiquant une activité commune, généralement des artisans, des marchands ou des travailleurs manuels, demandaient protection aux autorités d'une ville ou d'un État. Cela le permettait de protéger leurs intérêts et d'éviter la concurrence en contrôlant les activités professionnelles. Petit à petit, ces gremios se sont dotés de règles (ordenanzas approuvée par le gouvernement) et de privilèges spécifiques qui leur permettent de :

  • adapter le nombre d'artisans à la demande ;
  • veiller sur les usages afin d'éviter toute concurrence ;
  • réguler les prix ;
  • définir les modalités de fabrication ;
  • contrôler l'accès aux matières premières ;
  • garantir les conditions de travail (salaires notamment) ;
  • organiser l'apprentissage des métiers...

Les gremios prennent une telle importance qu'y adhérer devient obligatoire pour pratiquer une activité. Les représentants de ces associations sont des interlocuteurs privilégiés avec le gouvernement.

En parallèle, naissent les cofradías (confréries) ou hermandades (fraternités). Ces associations de fidèles catholiques, cléricales ou laïques, publiques ou privées, à caractère pieux, sont placées sous la protection du Christ, de la Vierge ou d'un saint. Certains expliquent qu'elles ont été crées afin d'offrir une structure permettant de diffuser les normes de vies laïques suite au quatrième concile œcuménique du Latran (1215). Le siège de ces congrégations, légalement constituées suivant le chapitre 5 du Code de droit canonique et autorisées par l'église catholique, est basé dans des chapelles ou églises. Entre les 11ème et 13ème siècles, il existe 2 types d'associations :

  • les hermandades : associations de dévotion pour un saint protecteur, patron, avocat ou défenseur et ouvertes à tous ;
  • les cofradias : association de personnes exerçant une même fonction ou profession qui se trouve sous le patronage d'un saint protecteur : cordonniers, médecins, chirurgiens, facteurs, vendeur de peaux, marchands, tailleurs, lainiers. Elles ne sont pas accessibles à ceux qui ne pratiquent pas le métier.

Ainsi, pour une profession, il peut exister un gremio et une cofradía. Il est aujourd'hui difficile de dire quelle association vit le jour en premier. Ces 2 structures ont évolué ensemble et se sont souvent entrelacées jusqu'à les rendre difficilement différentiables. Certains parlent donc de cofradías-gremios ou cofradías gremiales (il faudra attendre le 15ème siècle pour pouvoir différencier clairement les associations religieuses et celles professionnelles).

À partir des 13ème et 14ème siècles, les cofradías revêtent aussi un caractère social. On les nomme parfois cofradías de socorros mutuos. Par exemple, ces associations peuvent apporter une assistance aux cofrades (membre) malades, prendre en charge les orphelins, aider au financement de l'enterrement d'un membre défunt (cérémonie dont le coût est élevé) ou soutenir les familles frappées d'un décès. Suite à l'émergence de centres urbains, une vague de pauvres et désemparés venant des zones rurales se rendent dans ces nouvelles villes pour y rechercher du travail. La plupart affrontent des conditions sociales difficiles : misère, famine, maladies, épidémies... Les cofradías d'assistance, de charité et d'œuvres pieuses caritatives se développent, animées par une sorte de conscience sociale chrétienne. Certaines œuvrent pour la création de maisons-hôpital (cofradías hospitalarias) qui jouent également le rôle de refuges pour les pauvres, les pèlerins et les gens de passage.

Les cofradías, de Séville à l'Amérique latine

La première trace de cofradía-gremio, celle des zapateros de Burgos ou zapateros de Aragón, date de 1211 et fut autorisée par Alphonse VIII, roi de Castille. Ces associations se forment d'abord en Aragón et en Catalogne puis en Castille. Séville, qui est rattachée au royaume de Castille en 1248 par Fernando III, connaît ses premières cofradías-gremios quelques années plus tard.

Durant les 14ème et 15ème siècles, Séville devient un centre commercial de premier plan avec la création de la Real Casa de Contratación de Indias (chambre de commerce pour les échanges avec les colonies). Les cofradías-gremios, établies quartier par quartier, deviennent une matrice sociale, économique, professionnelle et religieuse. Le nombre de ces associations augmente avec l'essor de la ville et au 16ème siècle, on en compte près de 80, représentant toute l'activité artisanale de la ville.

À cette époque, la ville est multi-ethnique. Environ 10% de la population est composée d'esclaves africains qui occupent majoritairement des postes de domestiques. Lorsqu'ils sont libérés à cause des conditions financières difficiles que les maîtres doivent affronter, ces ladinos (Noirs libres) errent dans la ville en cherchant à survivre. Après sa prise de fonction en 1393, l'archevêque de Séville Don Gonzalo de Mena y Roelas décide d'ouvrir une maison-hôpital pour soigner les esclaves rejetés soit à cause de leur âge avancé soit parce qu'ils sont malades. Elle est accompagnée d'une hermandad, appelée hermandad de Nazarenos del Santísimo Cristo de la Fundación y Nuestra Señora de los Ángeles ou plus populairement Los negritos, réservée aux morenos (Noirs) qu'ils soient libres ou esclaves s'ils possèdent une autorisation écrite de leur maître. Ce lieu, placé sous le patronage de Nuestra Señora de los Reyes, devient également un centre social où peuvent se rassembler ses membres, qui sont hors de cette structure au banc de la société. Il s'y réunissent pour leurs fêtes avec musiques et danses.

Au sein de ces hermandades, des mayorales sont élus par les membres qui se réunissent en assemblée, le cabildo (chapitre ou conseil), avec le consentement des autorités. Ils permettent de rendre justice entre les membres de l'association et représentent un interlocuteur unique avec les pouvoirs publics. En 1475, le poste de mayoral est pour la première fois attribué à un Noir, Juan 'Conde Negro' de Valladolid. Il sera remplacé par Juan de Castilla en 1504.

Le nombre des Noirs libres augmente et leurs conditions de vie se durcissent. En 1522, une ordonnance les obliges à dormir hors des murs de la ville car ils forment "un groupe à risque". Une autre hermandad de Noirs, la hermandad de los Negros, est fondée à Triana. Son acceptation officielle a lieu en 1584 bien qu'elle existait déjà avant. En 1572, l'archevêque Rojas y Sandoval autorise une hermandad de mulatos, loros ou pardos (mulâtres).

Ces cofradias et hermandades vont être exportées dans les colonies d'Amérique à partir du 16ème siècle. Ces associations sont vues d'un bon œil par l'église comme vecteur d'évangélisation pour les esclaves comme pour la population locale en Amérique.

Les cofradías et hermandades à Cuba

On trouve les premières traces de cofradías-gremios dans les années 1520 à Santiago de Cuba (à l'époque capitale) et dans les années 1570 à la Havane : association de tailleurs, menuisiers, cordonniers, forgerons... Elles sont d'abord créées par des Blancs. À la fin du 16ème siècle, la capitale cubaine en compte 5.

Sur le même principe, toujours sous la protection d'un saint, s'organisent des cofradías-gremios dont le critère d'appartenance est la couleur de peau. Parmi les Negros libres, se forment les cofradías de pardos (mulâtres ou mestizos) et les cofradías de morenos (Noirs). La première cofradías de morenos, la Señora de los Remedios ou Humildad y paciencia, s'installe dans le Convento de San Francisco de la Havane en 1598. Elle réunit des Noirs de la nation Zape. La seconde, la Espíritu Santo, est fondée en 1638.

Ces cofradías-gremios se développent durant les siècles suivants dans les milieux urbains. Elles permettent à la population noire et mulâtre, désireuse d'autonomie et de libertés, de se réunir et de tisser des réseaux de confiance. Ces associations sont ainsi un lieu idéal pour conserver les traditions, promouvoir les cultures, partager et développer les intérêts, consolider une conscience collective et, ensemble, de se rendre plus visible dans la société cubaine. Pour l'église, ces institutions sont vues comme un moyen d'évangéliser ces pardos et morenos.

Les cabildos de nación

Basé sur le principe des cofradías-gremios, les Espagnols tolèrent la mise en place de cabildos de nación par et pour les esclaves noirs. Ils sont dit "de nación" car ses membres appartiennent tous à la même nación africaine. Très majoritairement fondés dans les centres urbains (ces esclaves, ayant plus de temps libre pour se réunir, ont un besoin de se retrouver car ils sont dispersés dans la ville), ils se développent en parallèle des cofradías de pardos y morenos. Seuls les bozales (nés en Afrique) peuvent y participer. Nombre de spécialistes considèrent que ces institutions auraient été acceptées par l'administration espagnole pour entretenir une certaine rivalité "native" entre les différentes naciones voisines d'Afrique. Ainsi, par stratégie de division, les Blancs réduisaient les risques de rébellion.

Le mot "cabildo" désigne également une entité administrative. Anciennement, en Espagne, les habitants de chaque ville pouvaient élire leur alcalde (maire) et ses regidores (élus) afin d'administrer et de réglementer la cité. Cet organe municipal appelé ayuntamiento, consejo ou cabildo (par similitude avec les chapitres ecclésiastiques des églises ou cathédrales) avait pour fonction de régler les problèmes judiciaires, administratifs, économiques ou militaires locaux. Afin de gouverner les "Indes" (colonies espagnoles), Charles Quint définit 2 entités centrales (Real y Supremo Consejo de Indias et la Real Casa de Contratación de Indias) et 6 entités complémentaires locales dont une sorte de conseils municipaux, les cabildos ou cabildos indianos. Concrètement, ils veillent à l'approvisionnement de la ville, la gestion des eaux, la propreté et l'éclairage des rues, la conduite des travaux publics, la fixation des prix publics, les grandes lignes de l'enseignement ou la levée de l'impôt municipal. Chaque fois qu'une nouvelle ville est créée dans une colonie, un cabildo est mis en place, à l'image de l'organe municipal que l'on trouvait en Espagne. Vu l'importance de cette structure, cela pourrait aussi expliquer que le nom de cabildo ait été choisi.

Le premier cabildo de nación dont on trouve trace à Cube est le cabildo Shango fondé en 1568 à la Havane. Son nom indique qu'il aurait été crée par des esclaves Lucumís.

L'organisation de ces cabildo de nación était variable mais en général, elle suivait la hiérarchie suivante, en partant des plus hauts grades :

  • un rey (roi) et une reina (reine), souverains symboliques ;
  • parfois, un mayor de plaza, qui joue le rôle de "second chef" ;
  • 3 capatanes ou capitanes dont un principal appelé capitán general, capataz (contremaître) ou mayordomo (majordome) ;
  • 3 madrinas ou matronas (marraines ou matrones).

Chacun de ces dignitaires est élu parmi les membres du cabildo de nación pour son prestige social au sein du groupe, sa dévotion et ses connaissances religieuses, son appartenance à une importante famille, son mérite, son charisme ou son âge avancé synonyme de sagesse. Ainsi, cette position leur confère une reconnaissance officielle en tant que représentant de leur nation africaine vis-à-vis des autorités locales et de la classe blanche.

Pour les esclaves, les cabildos de nación jouent avant tout le rôle de société de secours mutuel, d'entraide, de protection, de lien social et de récréation. En effet, chaque cabildo de nación avait son propre système financier, sa trésorerie lui permettant d'acheter un local, de soigner un des membres, de financer des funérailles, d'organiser une fête religieuse (nourriture, boisson, herboristerie...) ou de racheter la liberté d'un esclave de haut-rang récemment arrivé d'Afrique pour obtenir le statut d'affranchi ou Noir libre. Ainsi, au milieu du 18ème siècle, presque tous les cabildos de nación possèdent leur propre local à l'intérieur de la vieille ville (aujourd'hui quartier Habana Vieja). L'espace de liberté que représente le cabildo de nación permet une résistance contre les persécutions des colons et un maintien des lignages.

Les dimanches et jours fériés, les membres du cabildo de nación sont autorisés à jouer des tambours, à chanter et à danser suivant leurs traditions africaines. Ces festivités prennent les noms de tumbas ou congadas et jouent un rôle important dans la vie des différentes associations. Musiques et danses permettent la communication avec les ancêtres et divinités d'Afrique, le tambour étant le lien privilégié.

Les cabildos de nación furent même autorisés à prendre part aux processions publiques du Corpus Cristi ou du Día de Reyes. À cette occasion, ils peuvent représenter avec fierté leurs naciones. Il n'y a pas de certitude sur la date de première participation mais on sait que dès le 1er avril 1573, les Noirs affranchis peuvent assister aux processions du Corpus Christi. En 1678, le synode papal ordonne aux prêtres d'ajuster les croyances religieuses africaines aux pratiques catholiques.

En 1755, l'évêque Pedro Agustín Morell de Santa Cruz y de Lora officialise l'existence des cabildos de nación et recense 21 cabildos de nación à la Havane intra-muros dont le cabildo Arará Magino (1691), le cabildo carabalí Ápapa (1714), le cabildo carabalí Ápapa chiquito, le cabildo Madinga, le cabildo carabalí Oro...

Suite à diverses plaintes du voisinage pour nuisances sonores, Pedro Agustín Morell assiste à l'une des tumbas d'un cabildo de nación et y découvre toutes sortes d'excès (comme la consommation forte de rhum) ou des danses "provocatrices". Afin de faire rentrer ces Noirs dans le "droit chemin", il propose aux autorités coloniales qu'un cabildo de nación soit légitime à condition, entre autre, que :

  • un règlement de bonne (reglamento) conduite soit édité par chaque association ;
  • des représentants soient nommés afin de veiller au bon ordre parmi les membres ;
  • le cabildo de nación soit placé sous le patronage d'un saint catholique et qu'il soit fêté lors de son jour saint.

Lorsqu'il leur sera interdit d'afficher tout caractère religieux africain lors des processions, les cabildos de nación vont arborer des représentations de saints catholiques en tête de leur cortège. Grâce à cette substitution, simulacre de conversion, les Noirs seront mieux tolérés par l'autorité religieuse alors que sous les traits d'une figure catholique, ils rendent en réalité hommage à leurs propres divinités. L'association se fait par ressemblance naturelle : par exemple, les corps de Babalú Ayé et de Saint Lazare comportent de nombreuses plaies et ils sont tout deux accompagnés par des chiens.

Après de nouvelles nuisances gênantes pour les "honorables" personnes de la ville, un Bando de buen gobierno y policía de la Havane est édité en 1792. Il impose des mesures très contraignantes aux cabildos de nación en leur interdisant :

  • tout défilé dans les rues, sous peine de prison et de 8 jours de travaux d'intérêt public ;
  • l'association de divinités africaines et de saints catholiques (les autels chrétiens ne sont plus admis dans leurs lieux de réunion) ;
  • tout rite funéraire dans les locaux du cabildo de nación (aucun cadavre ne doit y être transporté) ;
  • toute musique et danse en dehors du dimanche ou des jours fériés de 10h à 12h et de 15h à 20h ;
  • la vente de nourriture et de boisson (on ne pourra qu'y cuisiner, si la nourriture est gratuite) ;

Sans oser interdire définitivement ces pratiques religieuses d'origine africaine, le gouvernement montre par ces lois qu'il souhaite les voir disparaître et espère que ses musiques vont être relayées au plan festif ou profane.

De plus, cet arrêté impose que les locaux des cabildos de nación soient déplacés extra-muros, dans un délai d'un an, pour la tranquillité du voisinage. Les portes de la muralla qui entoure la ville ferment à 20 heures, plus tard 21 heures, après le cañonazo (coup de canon). Ainsi, moins surveillés, les cabildos de nación obtinrent bien plus d'autonomie.

Au début du 19ème siècle, la présence de ces associations va s'étendre à d'autre provinces cubaines, en particulier à Matanzas où le premier cabildos de nación date de 1806. On en compte alors :

Les cabildos de nación qui au début étaient réservés aux esclaves bozales d'une même nación vont petit à petit s'ouvrir aux autres ethnies puis, à partir de la seconde moitié du 19ème siècle, aux criollos (créoles) et enfin aux Blancs.

Au fil du temps, les cabildos de nación vont subir diverses répressions (parfois contradictoires), toutes motivées à la fois par la crainte de révoltes des esclaves dont la population est grandissante et désireuse de liberté et par les lois morales dictées par la religion. Avec une constance révélatrice, l'usage des tambours est souvent interdit ou limité au carnaval et autres fêtes publiques (ce ne sont pas tant les instruments qui sont visés mais les rassemblements de Noirs qui représentent une menace). Ces mesures restrictives s'étendirent de la capitale à toute l'île au cours du 19ème siècle mais on accorda souvent des dérogations comme pour le défilé du Día de Reyes (jour de liberté et de réunion pour les esclaves des zones rurales et urbaines). En 1842, le renouvellement de la loi confirme l'interdiction des cabildos de nación intra-muros à la Havane et la restriction des fêtes aux dimanches et jours fériés.

Les autorités coloniales doivent affronter de nombreuses rébellions au cours du 19ème siècle (soulèvement mené par José Antonio Aponte en 1812, conspiration de l'Escalera en 1844) qui impliquent des cabildos de nación. Quelques années après la guerre de Dix Ans et la Guerra Chiquita, le gouvernement espagnol impose aux cabildos de nación de s'enregistrer (7 juin 1882) et interdit les réunions de ces organisations ainsi que leurs défilés dont ceux de Noël et du Día de Reyes (bando de gobierno civil provincial du 19 décembre 1884). Une loi de 1885 contredit cependant l'arrêté édité l'année précédente : "la loi de 1884 ne doit s'appliquer qu'aux réunions et aux sorties des cabildos de nación sur la voix publique [...], mais en ce qui concerne les réunions que ces cabildos de nación tiennent dans leurs locaux respectifs, elles pourront continuer d'avoir lieu comme toujours".

Le 2 janvier 1887, une nouvelle loi impose aux cabildos de nación de se conformer au statut d'association (sociedad de instrucción y recreo, sociedad de socorros mutuos ou sociedad de ayuda définies par la Ley de Asociaciones). Ainsi un grand nombre d'exigences doivent être respectées afin d'être officiellement reconnu, rendant les licences difficiles à obtenir. La première sociedad de instrucción y recreo de Noirs, la Gloria, est fondée à Santiago de las Vegas (près de la Havane). Le 4 avril 1888, les associations basées sur les anciens statuts coloniaux sont officiellement dissoutes. L'année suivante, le gouverneur Carlos Rodríguez Batista oblige les cabildos de nación à adopter un nom catholique (celui d'un saint ou d'une église) et décrète qu'à leur dissolution, leurs biens doivent revenir au diocèse catholique.

Après la guerre d'indépendance (1895-1898), certains cabildos de nación s'adaptent sous diverses formes, en se confondant avec d'autres types d'institutions. À la Havane, ils se déplacent dans les quartiers ouvriers comme celui de Pogolotti. Ils peuvent être profanes :

  • sociedades de color, sociedades de negros ou sociedades de negros y mulatos sur le modèle des sociedades de instrucción y recreo de pardos y morenos ;
  • constitution de groupes de comparsa.

Ils peuvent aussi conserver un fondement religieux :

Fernando Ortiz raconte qu'en 1909, le registre des associations du gouvernement provincial de la Havane comptait une trentaine de sociétés, transfuges déguisés ou non des anciens cabildos de nación. Ces institutions permettent aux Afro-Cubains de défendre leurs droits durant la première moitié du 20ème siècle.

Les cabildos de nación ont joué un rôle fondamental dans la préservation et transmission de fragments de religions, de coutumes, d'histoires et de traditions africaines. Bien que les langues africaines disparurent en grande partie après les premières générations d'esclaves, les chants et prières en lengua (dialectes africains) ont été transmis de générations en générations pour accompagner musiques, tambours et danses. Au sein de ces institutions, les différentes pratiques religieuses s'interpénètrent, s'adaptent à leur nouvel environnement et empruntent divers éléments au catholicisme qui leur est imposé. C'est ainsi que naissent des cultes et des religions syncrétiques comme c'est le cas pour la Santería.

Manumisión et coartación

Dès le début de la colonisation, l'affranchissement d'esclaves par leurs maîtres fut fréquent. Les raisons de cette manumisión (manumission) pouvaient être très diverses. Le maître avait la possibilité de libérer son esclave pour des actes remarquables (par exemple, sauver la vie de son propriétaire), pour loyauté et bons services, par volonté testamentaire pour les services reçus tout au long d'une vie ou plus fréquemment pour un enfant né d'une père blanc et d'une mère noire. Dans une moindre mesure, le gouvernement pouvait également octroyer la liberté à un esclave en cas de guerre (attaque de pirates ou de puissances étrangères), par décision de justice (cas de maltraitance avérée) ou par récompense pour avoir capturé des cimarrones. La liberté pouvait également être rachetée par la famille, les proches ou un cabildo de nación (en utilisant les fonds qu'il a récolté).

Cependant, pour obtenir sa propre liberté, l'esclave avait le plus souvent recours à la coartación. Pour cela, il proposait publiquement à son propriétaire un prix pour son rachat. Ne possédant pas la totalité de cette somme, il ne versait qu'une partie (au moins 50 pesos). L'esclave acquérait alors plus de libertés afin de rassembler le reste de la somme proposée pour sa liberté totale (une fois fixée, elle ne peut plus être modifiée). Le maître ne pouvait plus vendre l'esclave qui, avec son nouveau statut de coartado (position sociale située entre l'esclave et le Noirs libre), obtenait les droits stipulés par la loi, bien que plus ou moins respectés dans la pratique, suivants :

  • il pouvait cesser de vivre dans la maison de son maître ;
  • il avait la possibilité de percevoir une partie des profits qu'il générait en temps que travailleur, proportionnellement à la somme déjà versée à son propriétaire ;
  • il pouvait insister pour être revendu à un autre maître souhaitant l'acheter.

Les femmes furent plus nombreuses à obtenir leur libération grâce à la coartación pour 2 raisons. D'une part, les femmes travaillaient la plupart du temps dans les centres urbains comme domestiques et non dans les zones rurales. D'autre part, les femmes avaient plus facilement accès aux marchés que les hommes et pouvaient gagner de l'argent en tant que couturière, revendeuses ou marchandes et proposaient souvent des services sexuels rémunérés à la bourgeoisie blanche.

Ce régime de coartación viendrait du roi Carlos V d'Espagne qui aurait fait inscrire dans la Real cédula (ordonnance royale) de 1526 que pour éviter les soulèvements et stimuler le travail, il fallait offrir aux esclaves cette option. Cette pratique est officiellement reconnue par la Real cédula du 21 juin 1708 bien que dès 1556, des documents du conseil municipal de la Havane mentionnent nombre d'esclaves ayant racheté leur liberté.

Le nombre d'esclaves horros ou libertos (libre) augmente rapidement sur l'île. Dès le 18ème siècle, ils représentent une part notable de la population. Ils occupent alors presque toute l'activité manuelle (menuiserie, maçonnerie, ébénisterie, ateliers de taille, cordonnerie, argenterie, bijouterie...) et une partie du commerce. Ils n'ont pas accès à toutes les professions, docteur ou avocat sont par exemple des postes réservés à la classe blanche. La musique, emploi qui n'est pas considéré comme de qualité par les Blancs, est en revanche une profession très estimable pour les Noirs (sommet de leurs possibilités d'ascension sociale). Ils se produisent partout, du bal populaire à la maison de l'aristocratie, et côtoient souvent les musiciens blancs, découvrant ainsi la musique européenne. Ils s'en emparent et la métissent avec leur phrasé et leurs ornements. Alejandro Carpentier indique qu'à partir de 1827, il y a 3 fois plus de musiciens noirs que blancs et qu'entre 1800 et 1840, ils constituent la grande majorité des musiciens professionnels. Ainsi, que ce soit par leurs apports propres (musiques et rythmes issues d'Afrique) ou par l'enrichissement de la musique blanche, les "Africains" ont toujours joué un rôle fondamental dans la musique cubaine.

À la fin du 18ème siècle, les lois offrent les plus grandes facilités pour l'affranchissement des esclaves. En 1768, on compte 22.740 Noirs libres. Au cours du siècle suivant, une petite bourgeoisie créole voit le jour. Soucieuse de ses privilèges, richesses et patronymes, elle va à son tour avoir besoin d'esclaves pour entretenir sa condition de vies et développer ses affaires. Par exemple, au 19ème siècle, ces Noirs ont le monopole sur les métiers manuels et possèdent une grande partie des bars et tavernes de la Havane. Malgré tout, cette classe sociale reste isolée des Blancs : l'accès aux salons blancs reste difficile et les postes publics ou liés au pouvoir colonial leur est interdit.

On comprend bien que les esclaves n'ont pas tous eu le même sort. Ceux qui sont envoyés dans les plantations, enfermés dans leurs barracones, sans contact avec les Blancs, n'ont pour seule chance de s'en sortir que la fuite. Isolés des autres, leur musique reste très africaine et évolue localement. Ceux qui rejoignent les centres urbains ont la chance de pouvoir, pour beaucoup, racheter leur liberté. Au niveau musical, ils ont un accès bien plus facile à la musique blanche qu'ils vont pouvoir teinter avec leurs propres traditions musicales.

3.7. La culture afro-cubaine

Bien que persécutés durant de longues années, notamment par le gouvernement révolutionnaire castriste qui prônait l'athéisme d'État à ses débuts, les cultes et religions afro-cubains ont survécu et voient même un regain de vitalité depuis les années 1990. Aujourd'hui, ces apports africains sont complètement intégrés à la culture de l'île et font partie intégrante de l'identité cubaine.

Cuba est un pays traditionnellement considéré comme catholique (l'Église estime que 60% de la population est catholique). Cependant, les religions afro-cubaines sont très pratiquées, en particulier la Santería. Certains rapport indiquent 80% de la population cubaine serait adepte de religions originaires de l'Afrique de l'ouest. Toutes ces religions se côtoient et il est fréquent qu'une personne qui croit en une religion en pratique une autre. Par exemple, un cubain catholique pourra pratiquer la Santería ou un Santero aura recours au Palo. Ceci offre une grande diversité de cultes qui amène à des mélanges entre diverses pratiques religieuses.

La musique est donc imprégnée des cultures afro-cubaines. L'utilisation de ce répertoire dans les spectacles des compagnies folkloriques cubaines comme Yoruba Andabo a permis d'exporter musiques, chants et danses. En parallèle, de nombreuses études sociologiques ou musicologiques ont montré la richesse de cette diversité culturelle. Aujourd'hui, le gouvernement cubain se sert de cet atout pour son économie car de nombreux touristes se rendent à Cuba pour recevoir un enseignement ou une initiation religieuse (la culture Yoruba est souvent considérée plus pure et mieux conservée qu'en Afrique), apprendre à jouer des tambours sacrés ou découvrir les danses afro-cubaines.

L'histoire de l'esclavage à Cuba :

Les cimarrones et les palenques :

Les gremios et cofradías :

Les cofradías de pardos y morenos :

Les cabildos de nación :

Manumisión et coartación :

2 Comments

  1. Bonjour Julien, il y a peut-être un petit souci avec la carte de l'origine des esclaves sur les Madingas. La carte les situe en Guinée équatoriale et ton lien les nomme comme les Mandingues donc de Guinée Bissau ou Conakry et en Guinée équatoriale ce sont des Bantous on peut peut-être dire Congos ?

    1. Bonjour Philippe, tu as l’œil, merci ! On m'a déjà indiqué cette erreur et je n'ai pas pris le temps de le corriger. Je vais m'en occuper et déplacer les Madingas en Guinée 🙂

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